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« PETITS ÉCRITS » SUR LE MANAGEMENT : le blog

La théorie des coûts de transaction et les TI

Les technologies de l’information font-elles disparaître les grandes entreprises ?

Avertissement aux lecteurs (et notamment aux administrateurs de dictionnaire de données informatiques qui auraient encore les réflexes d’un psychorigide pour lequel un mot ne peuvent avoir qu’une définition et une seule …) : l’acception du mot «  transaction » dans cet article est celle de l’économiste, un échange de biens et de services en contrepartie d’un paiement. Cet article ne traite pas d’une transaction juridique qui permet de clore un litige ou de solder un contrat, entre un salarié et son employeur par exemple. Les transactions ACID d’un système informatique transactionnel sont également hors sujet, même s’il est question de leurs impacts sur la marche des affaires.

L’entreprise éliminée par le marché

L’économie « néoclassique » considère que la forme d’organisation optimale est le « marché ». Dans une concurrence pure et parfaite, les produits sont homogènes et substituables, et la multiplicité des vendeurs et des acheteurs rend le marché « liquide ». C'est-à-dire qu’on trouve toujours un acheteur à qui vendre et un vendeur à qui acheter, et cela fait qu’il y a un équilibre entre l’offre et la demande.

Tous les facteurs de production sont mobiles, et l’information est transparente. Vu leur multiplicité, aucun acteur en particulier ne peut influer sur les prix. Les prix de marché sont donc « vrais » et optimaux. Naturellement, aucune vilaine réglementation ne doit venir perturber ce bel agencement !

Ronald Coase, prix Nobel d’économie, n’a pas attendu la crise que nous vivons en ce moment pour remettre en cause la réalité de ce modèle. Un jour de 1937, il se dit simplement que si le marché est vraiment le mode d’organisation optimal qu’on nous raconte, les grandes entreprises ne devraient déjà plus exister.

En effet, un entrepreneur n’aurait qu’à aller faire son marché dans ce monde optimal pour chaque besoin qui serait nécessaire à son projet, à son entreprise. Il lui suffirait d’établir une transaction - un contrat spécifique - pour chacun de ses besoins. Le marché lui éviterait donc de s’engager dans des investissements et des recrutements qui l’engagent au-delà de ses besoins du moment. L’entrepreneur serait enfin libre.

Aujourd’hui comme en 1937, force est de constater que les entreprises existent toujours, et particulièrement les plus grandes. Malgré les vagues successives de recentrages sur les « cœurs de métier », de downsizing et d’externalisation, il en a même qui ont augmenté leur taille et leur niveau d’intégration. On se demande bien pourquoi.

La théorie des coûts de transaction

Pour Coase et ses successeurs, et notamment Oliver Williamson, les transactions existent toujours mais peuvent être réglées soit par un recours au marché – régulé par les prix – soit par un recours à des ressources propres – régit par l’organisation de l’entreprise et son autorité hiérarchique.

L’entreprise choisit le mode de coordination de chaque transaction de manière à optimiser ses coûts globaux. Bref, l’entrepreneur est bien face au dilemme du « faire ou faire faire ».

On ne peut concevoir une telle alternative que si on accepte qu’un recours au marché puisse générer un coût, et que ce coût peut parfois être supérieur au coût interne. Dans la « vraie vie », c’est ce qu’on observe couramment.

Selon la théorie des coûts de transaction, les coûts entraînés par une transaction sont de quatre types :

  1. Les coûts de recherche d’information
  2. Les coûts de la contractualisation
  3. Les coûts de gestion de l’exécution du contrat
  4. Les coûts de règlements des litiges

Les coûts de recherche d’information portent sur l’objet de la transaction et sur leurs fournisseurs potentiels. Il faut bien définir ce qu’on veut et donc élaborer un cahier des charges, identifier et qualifier les offreurs potentiels (« sourcing »), réceptionner les réponses et les étudier, et après les avoir comparés en fonction de différents critères, décider de retenir la meilleure offre.

La contractualisation avec le fournisseur retenu nécessite d’envisager un maximum de cas futurs possibles et parfois même de prévoir des instances de révision du contrat ou d’arbitrage. L’intervention d’experts juridiques est plus ou moins lourde en fonction des usages et des normes applicables et du contexte juridique (national ou international), et leur coût n’est pas toujours négligeable.

Pendant l’exécution du contrat, il faut s’assurer que la transaction soit menée à bien dans les conditions prévues et pour chacune des parties : gestion des commandes et du calendrier, gestion des livraisons et des réceptions, gestion des factures et des règlements, … Les coûts de gestion de l’exécution du contrat couvrent tout le cycle de vie de l’objet de la transaction.

Quand il n’est pas possible de définir très précisément et à l’avance le besoin et donc les tâches à mener pour y répondre, l’exécution du contrat nécessite que l’acheteur engage des ressources complémentaires sur son expression de besoin, ainsi que sur sa participation à la coordination et au pilotage des opérations. Ces ressources présentent des coûts bien supérieurs à ceux d’une simple gestion administrative du contrat.

Cette gestion – comme pour les phases précédentes - n’est pas uniquement « technique ». Elle doit couvrir le risque de comportements « opportunistes » ou déloyaux de l’autre partie. Bien que la « confiance » soit régulièrement mise en avant par ses irréductibles partisans, le recours au marché lie des parties dont les intérêts sont divergents : chacune doit surveiller l’autre, et savoir déclencher à bon escient des mesures correctives d’incitation ou de représailles.

Enfin, les coûts et le délai de règlements des litiges - qui arrivent parfois - doivent être intégrés dès la prise de décision de faire ou faire faire. Leurs impacts sont souvent financiers, mais pas seulement. Un seul litige peut bloquer l’activité opérationnelle, voire réduire à néant la portée d’une initiative stratégique.

Faire ou faire faire ?

Sans attendre et au risque de décevoir le lecteur, il faut bien reconnaître que la Théorie des Coûts de Transaction n’a pas (encore) permis d’établir une grille de décision bien définie qui permette de répondre à l’alternative « faire ou faire faire ». Toutes choses égales par ailleurs, on cherchera à optimiser le coût global : coûts de production et coûts de transaction, dont ceux relatifs à la coordination et au pilotage.

Les deux seuls critères qui semblent faire l’unanimité sont la fréquence des transactions (en fait, des besoins) et la spécificité des actifs échangés. Un actif est considéré comme spécifique quand les investissements nécessaires pour le produire ne sont pas réutilisables pour produire d’autres actifs dans le cadre d’autres transactions.

La production d’un actif spécifique ne permet pas à un fournisseur éventuel d’atteindre une taille critique et les économies d’échelle qui vont avec. Le coût de production du fournisseur ne peut alors être vraiment compétitif. Comme il faut y ajouter des coûts de transaction nécessairement élevés dans ce cas, la spécificité de l’actif réduit l’intérêt de l’externalisation.

Au-delà des coûts, il faut retenir qu’une transaction sur un actif spécifique modifie en profondeur la nature des relations entre le client et le fournisseur. Elle crée une dépendance dans la durée entre les deux acteurs, dont le « coût de sortie » doit être intégré par les deux parties dès la décision de contractualiser.

Enfin, il ne faut pas oublier que dans la « vraie vie » il est bien rare de pouvoir envisager au préalable tous les évènements et cas de figure possibles, et que le niveau de réponse aux aléas peuvent différés fortement entre une structure interne et un fournisseur.

La réactivité de l’organisation n’est pas toujours là où on la croie. Sur une simple décision hiérarchique, la structure interne peut être immédiatement mobilisée sur un aléas, alors qu’un minimum de négociation – plus ou moins opportuniste - peut se voir imposé par un fournisseur. Dans une démarche d’innovation, le fournisseur peut être tenté – pour atteindre ses économies d’échelle - de la diffuser auprès de ses autres clients, parfois des concurrents.

Une des grandes difficultés réside dans la juste appréciation du niveau de spécificité de l’actif échangé. Les normes et les standards peuvent aider, mais sont rarement suffisants. Une forte spécificité pour l’un peut n’être considérée que comme une simple modalité d’exécution pour l’autre. Et inversement.

Cette appréciation du niveau de spécificité de l’actif nécessite parfois une réelle expertise, … qui n’est parfois disponible que chez les fournisseurs. Il faut parfois de longs échanges pour se comprendre et s’accorder, ce qui n’est pas toujours le cas malgré les moyens engagés par les parties. Ceux qui ont déjà vécu un dialogue compétitif[1] s’en souviendront.

La Théorie des Coûts de Transaction démontre donc que la « transparence » de l’information dans le cadre du marché - considérée comme acquise par l’économie « néoclassique » - est complètement utopique.

Les TI au secours des marchés

Il est évident que l’usage des technologies de l’information fait chuter les coûts de transaction. Elles permettent de faciliter les recherches d’information et même la contractualisation. Elles peuvent automatiser la gestion de l’exécution des contrats et faciliter le suivi des indicateurs.

Les TI permettent de multiplier les transactions et même d’envisager des transactions plus complexes, grâce à des informations plus « riches » : des plateformes de sourcing et d’achats, des ordres et des comptes-rendus de production automatisés, des plannings partagés, des plans et des documents digitalisées, des espaces virtuels coopératifs, …

De ce côté, les TI apportent des réponses aux promoteurs du « tout marché ». En conséquence, les technologies de l’information tendent à faire disparaître les grandes entreprises. Leur taille n’est plus autant nécessaire qu’autrefois. Elles se retrouvent en concurrence avec des entreprises plus petites et plus réactives, qui peuvent mobiliser les mêmes ressources chez les mêmes fournisseurs.

Suivant l’exemple de Ronald Coase, certains économistes mettent la croyance aveugle dans le « marché » à l’épreuve des faits. Ils constatent empiriquement que les facilités de partage d’informations plus nombreuses et plus « riches » ne se font pas au seul bénéfice des transactions réalisées via un marché.

Ce sont les grandes entreprises qui ont eu les moyens financiers et technologiques de mettre en œuvre les systèmes d’information, et notamment les plus évolués. Les entreprises plus petites n’ont pas les moyens de les développer et encore moins de les imposer à leur domaine d’activité. Elles ne peuvent que respecter les normes et les standards, souvent conçus sans elles.

Bien que Solow n’est pas réussit à les mesurer, il est aujourd’hui reconnu que l’utilisation massive des technologies de l’information a augmenté la productivité des entreprises, et notamment des plus grandes. Les coûts internes en ont largement bénéficié au niveau de la production et de la coordination. Les grandes entreprise n’ont bâti des SI ouverts – d’abord à leurs fournisseurs principaux, puis plus largement – que de façon maîtrisée, et donc souvent à leur avantage.

L’utilisation vraiment pertinente des SI n’est possible qu’avec le développement « côté métier » d’une nouvelle ingénierie qui a décrit les produits et la manière de les produire de façon plus modulaire. Cette ingénierie des systèmes n’est pas répandue partout et dans tous les secteurs.

Un capital immatériel considérable doit être mobilisé pour atteindre un niveau d’industrialisation suffisant. Le retour sur investissement n’est pas assuré. Cette ingénierie s’est développée dans les grandes entreprises qui avaient les moyens de la concevoir et de la mettre en œuvre. Elles avaient aussi les moyens de la rentabiliser par les écoulements massifs de produits dans leurs canaux de distribution commerciale.

La réalité de la mondialisation nous montre qu’il n’y a pas de recette miracle. Pour ne rester que dans le secteur de l’informatique[2], on constate que DELL et APPLE utilisent des modes de production mondialisés avec beaucoup de sous-traitants souvent éloignés, alors que SONY ou SAMSUNG restent avec un niveau d’intégration structurel et géographique bien supérieur.

La finance veut-elle « liquider » les grandes entreprises ?

Même imparfaite, la Théorie des Coûts de Transaction donne un cadre de réflexion alternatif à la théorie du « tout marché » : l’externalisation génère des coûts qui peuvent être supérieurs aux gains. Aucune théorie ne peut embrasser la diversité des situations, et l’externalisation est bien une décision contingente.

Les technologies de l’information améliorent les échanges d’information. La richesse des communications explose alors que leurs coûts dégringolent. Mais il ne suffit pas d’envoyer un plan numérique en 3D à un fournisseur, il faut aussi s’assurer que le destinataire soit formé pour le comprendre, et qu’il ne l’utilisera que dans le strict cadre du contrat.

Aucune technologie ne peut se substituer complètement aux capacités des acteurs et aux caractéristiques de leur environnement[3] respectif. Il est fort probable que seules, les technologies de l’information ne feront pas disparaître les grandes entreprises.

Il semble même qu’elles en produisent : peu avant le départ de Steve Jobs, Apple a pris - un court instant - la premier place des capitalisations[4] boursières des Etats-Unis !

Finalement, Pierre-Yves Gomez[5] a peut-être raison : c’est la finance mondialisée - grâce aux technologies de l’information - qui produit la concentration des entreprises. Plus une entreprise est grande, plus son capital est important et détenu par de très nombreux actionnaires.

Contrairement à la croyance populaire, les financiers ne sélectionnent pas les entreprises les plus performantes pour l’économie, mais les moins risquées pour eux : c'est-à-dire les plus « liquides » en bourse. Cet afflux de capitaux vers les grandes entreprises les font grandir encore plus, et leur permettent de racheter des plus petites …


Alain GUERCIO

[1] Procédure de marché public introduite en 2006, notamment pour les grands projets de système d’information

[2] Pour élargir la réflexion à d’autres secteurs, lire « Made in monde : Les nouvelles frontières de l'économie mondiale » Suzanne Berger et Laurent Bury - Seuil, 2006

[3] Pour une approche vraiment différente de la mondialisation : « L'illusion économique » d’Emmanuel Todd chez Gallimard – 1998

[4] Encore faut-il s’accorder sur la définition d’une grande entreprise : Apple (50.000 employés), ExxonMobil (plus de 100.000 employés) …

[5] « Les origines financières des multinationales » Pierre-Yves Gomez dans Le Monde du 1er février 2011

Article initialement publié dans La Lettre d'ADELI : Association pour la maîtrise des Systèmes d'Information



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